jeudi 29 novembre 2007

La relégation, l'autre bagne (Guyane)

Les connaissances des Français sur le bagne se résument, dans la majorité des cas, à peau de chagrin. Tout au plus de vagues idées sur ce que furent les conditions de détention aux Iles du Salut, par le biais de l'affaire Dreyfus. Peut-être celle de Seznec, soyons optimistes. Pour les amateurs de lectures aventureuses, Henri Charrière, plus connu sous le nom de Papillon, leur a offert une vision romanesque de l'horreur pénitentiaire.
Albert Londres s'immisce parfois dans quelques conversations, mais rares sont ceux qui ont ne serait-ce que feuilleté ses ouvrages. En revanche, Dieudonné ou Jean Galmot, pour exemple, demeurent d'illustres inconnus au bataillon. Quant au bagne en lui-même, et je vous invite à tenter l'expérience autour de vous, dans le meilleur des cas il est localisé à... Cayenne.
Pour d'autres, les plus érudits, le camp de la Transportation peut éventuellement provoquer une levée de sourcil. Mais combien savent qu'il se situe, non pas à Cayenne, mais à Saint-Laurent du Maroni ? Pas beaucoup. Pourquoi ? Très simple.

Inquiétante amnésie
La France souffre toujours d'une profonde névrose post-traumatique vis-à-vis des pages les plus sombres de son Histoire. Le bagne, la colonisation, et j'en passe. Mieux vaut jeter tout cela aux oubliettes, et avancer. L'actuel président de la République n'a-t-il pas déclaré dernièrement qu'il fallait en finir avec "la culpabilisation sur notre passé". Sans même évoquer ses propos sur "le courage de certains colons", un tel discours reflète avec une cinglante précision l'inquiétante amnésie volontaire de la France et de ses dirigeants successifs.
Alors le bagne, institution inhumaine et pur produit de la République, n'a aucune chance d'échapper à la loi du silence et de l'oubli. Il est préférable de promouvoir les bienfaits du centre spatial. De fait, la création d'une certaine forme de bagne est intervenue dans un contexte politique qui n'est pas sans présenter quelques troublantes similitudes avec celui qui nous préoccupe actuellement.

Plus de 23 camps !
Juste une petite mise au point. A Cayenne, seuls trois baraquements accueillaient les forçats. Quatre dortoirs, dix-neuf prisons, soixante-dix-sept cellules, une infirmerie, des cuisines et des logements pour le personnel pénitentiaire. Les bagnards étaient employés : soit dans les travaux publics (assainissement des marais ou entretien des installations portuaires), soit au service des particuliers. Pas les moins bien lotis.
En revanche, les pensionnaires de Saint-Joseph (la pire), Royale (administratif) ou de l'Ile du Diable (isolation totale, évasion impossible en raison des courants, toujours aussi impressionnants) n'étaient pas logés à la même enseigne. Tout comme ceux du camp de la Transportation. Les femmes, car elles n'échappaient pas à l'exil, bénéficiaient de leur propre site d'emprisonnement, à Mana (environ 30 kilomètres de Saint-Laurent, à vol d'oiseau, parce que les routes à l'époque...). Et pas moins de 23 autres camps disséminés sur le territoire guyanais abritaient des forçats ! Parmi ceux-là, Saint-Jean, et son camp de la relégation.

"Les ennemis de l'intérieur"
Il existe trois catégories pénales au bagne : les déportés pour les motifs politiques - décret du 27 juin 1848 - les transportés qui sont condamnés aux travaux forcés - loi du 30 mai 1854 - et les relégués - loi du 27 mai 1885 dite loi sur la relégation des récidivistes. L'enjeu de cette loi est de "débarrasser" le sol de la France métropolitaine des petits délinquants et vagabonds.
Tout au long du 19ème siècle, l'augmentation du nombre de récidivistes ne cesse d'inquiéter les gouvernants et juristes. Le débat qui s'engage permet de distinguer une nouvelle notion : celle de "délinquant incorrigible".
Dès lors, ce qui importe n'est pas tant la gravité de l'acte commis, mais le fait de répéter et de persévérer dans le crime, même lorsqu'il s'agit de délits mineurs comme le vagabondage ou le vol simple. La récidive appelle une réforme d'envergure du système pénal afin d'instaurer des mesures d'élimination à l'encontre des délinquants d'habitude et des mesures préventives pour les délinquants d'occasion.
En 1873, le comte d'Haussonville préside une enquête sur le régime pénitentiaire français et arrive à la conclusion qu'il faut transporter les récidivistes incorrigibles dans une colonie outre-mer. Il faut protéger la société de ces "ennemis de l'intérieur". La récidive devient un thème d'actualité incontournable à partir des années 1880. Gambetta promet, lors des élections législatives de 1881, de transporter les récidivistes hors de la métropole.


Législation rapide et critiques violentes
Waldeck-Rousseau, ministre de l'intérieur, poussé par l'opinion publique (pétitions, adresses…) est à l'origine du texte sur la relégation. La situation politique impose aux Opportunistes de faire voter le texte avant les échéances électorales de 1885.
La loi est votée le 27 mai 1885 et apparaît comme une loi républicaine dans la mesure où elle entend protéger les classes laborieuses par l'exclusion de citoyens qui nuisent à la sécurité du corps social. Elle fixe un nombre de peines au-delà de duquel l'individu est déclaré "inamendable". Ce seuil est variable et aménage plusieurs combinaisons qui, une fois atteintes, entraînent le prononcé obligatoire de la peine accessoire de la relégation.
Les attaques contre ce projet sont violentes. Clémenceau, au nom des Intransigeants, accuse les Opportunistes de s'attaquer aux conséquences de la misère sociale et économique et de ne pas en traiter les causes. Conscients des critiques auxquelles ils s'exposent, les Opportunistes, qui se sont bien gardés d'indiquer le régime et les lieux où doit s'appliquer la relégation après le vote de la loi, votent parallèlement la loi du 5 août 1885 sur la libération conditionnelle. La relégation est une peine perpétuelle.
Mais les colonies voient d'un mauvais œil cette arrivée massive de délinquants et, sous leur pression, le Sénat transforme cette simple mesure d'éloignement en peine avec obligation de travail de façon à ne pas laisser les relégués libres une fois débarqués.

Un échec
Au final, la relégation est un échec. La récidive ne diminue pas. Les magistrats, préférant le dispositif Béranger qui met l'accent sur la prévention pénale, n'appliquent que très peu la relégation.
La publication du reportage d'Albert Londres sur le bagne de Guyane en 1925 renforce l'opposition de l'opinion publique. En 1936, le Front Populaire décide de suspendre les convois de forçats en direction de la Guyane. Le 17 juin 1938, la transportation, jugée néfaste pour l'économie guyanaise, est abolie. Reste la relégation.
Fin 1938, 670 relégués sont embarqués pour la Guyane. Au début 1939, Albert Lebrun, président de la République, signe le décret-loi portant fermeture progressive du bagne. Mais les condamnés en cours de peine sont maintenus. A cette date il reste encore 5598 condamnés en Guyane, sans compter les libérés assignés en résidence, et pour eux rien ne change.
La relégation, votée dans un climat d'insécurité grandissant concerne près de 16 000 hommes en Guyane, auxquels s'ajoutent 519 femmes reléguées. Pour comparaison, la transportation concerne 52 000 forçats.

Meneur de revue
A Saint-Jean, la population carcérale était des plus hétéroclites. On y trouve tout type d'individu. Leurs conditions de vie ne sont pas aussi dramatiques que celles infligées aux "transportés". Ils travaillent, s'offrent parfois quelques jours de "prison buissonnière" avant de rentrer en cellule. Sans vraiment subir les foudres de leurs gardiens, aussi conciliants que peu nombreux. Il faut avouer que les états de services de la plupart des relégués n'ont rien de très effrayants. On retrouve même à une époque en leur sein un ancien meneur de revue des cabarets parisiens ! Ce dernier ne renonce pas à son activité, puisqu'il lui arrive d'organiser des spectacles dans le kiosque à musique de la place du village ! Avec des forçats dans les rôles principaux ! Des relégués qui n'ont guère la côte auprès de la gent féminine locale. En effet, celles-ci leur préfèrent les vrais durs de Saint-Laurent. Un petit voleur minable et crasseux qui chasse les papillons, ça n'a rien d'excitant...
Voilà, la longue histoire d'une loi sur la récidive. Une première...

6 commentaires:

Chronik a dit…

Pour les plus curieux, puisque je ne parviens pas, pauvre de moi, à insérer un lien vers une autre page internet, voici l'adresse sur laquelle vous pourrez savourer le texte de loi 2007 sur la récidive des mineurs et des majeurs :

http://www.assemblee-nationale.fr/13/ta/ta0019.asp

Amusez-vous bien...

Bourbon a dit…

Pour aller plus loin encore dans ton analyse de l'amnésie historique collective, on met souvent en avant le fait que les camps de la mort au cours de la Seconde Guerre mondiale étaient une invention nazie.
Mais l'on voit bien, avec les bagnes à la française, que nous étions dans un registre similaire, mais drapée de la bonne conscience liée au fait que l'on enfermait des criminels et des voleurs.
Je me souviens aussi de mon séjour en Afrique du Sud (j'y ai vécu six mois, j'ai de la famille près de Pretoria) lorsque j'avais visioté le monument sur la guerre des Boers. Il y était clairement mentionné que les Anglais avaient mis en place des camps destinés à accueillir les prisonniers de guerre, où ceux-ci étaient laissés l'abandon, au soleil et peu nourri, victimes par ailleurs de toutes les pires tortures. Des milliers d'insurgés sud-africains sont morts comme cela... c'était en 1898.
La barbarie des camps est donc une invention des pays occidentaux, ceux qui se présentent comme les champions des Droits de l'Homme.

La Goutte a dit…

Bravo pour ce post Chronik. J'ai le plaisir de t'annoncer que les Archives départementales possèdent, dans le fonds du PCF, une lettre de Dieudonné - souvenons-nous qu'anarchiste il avait été condamné, bien qu'innocent, pour sa proximité avec la bande à Bonnot - écrite dans les années 20 pour soutenir un bagnard évadé au Brésil qui le sollicitait pour revenir en France et lui demandait de l'aide pour contacter un avocat. A cette même époque, une partie de la gauche, autour de la Ligue des droits de l'homme et du PCF notamment, ont enclanché une campagne visant à dénoncer le bagne et à demander son interdiction. Londres bien entendu a donné une popularité particulière à ce thème, mais d'autres courants étaient très mobilisés. Quand tu viendras à Paris, tu pourras aussi consulter un récit manuscrit de bagnard, condamné pour sa participation à la Commune à la déportation.
Je me demandais enfin quel était le lien entre déportation et volonté colonisatrice, as-tu des infos là-dessus? Car une fois sortis du bagne, les relégués n'avaient pas l'autorisation, ou la possibilité financière, de revenir en métropole, et ont pour nombre d'entre eux fait racine dans les régions où ils onté été déportés. Je me souviens enfin que, dans ma famille, un lointain aïeul avait été envoyé au bagne pour le vol d'un... poulet. Mes parents avaient conservé une lettre de lui, je ne sais ce qu'elle est devenue hélas.

Bon, sinon je me dois de faire amende honorable pour mon inactivité sur ce site ces dernière semaines... et j'attends une photo du sanglier. Mais plutôt que de sanglier, ne s'agissait-il pas de la baronne de Rotshild, qui pratique avec assiduité la chasse à courre et dont la pilosité pourrait créer de la confusion?

Bourbon a dit…

Pour la photo du sanglier, la Goutte attendra que je termine mes vacances et que je retourne au travail pour accéder à mes archives photos. Désolé, mais je ne travaille pas plus pour gagner plus...

Chronik a dit…

Franchement, je ne sais pas comment tu te débrouilles...

Hier à Saint-Laurent, le sol a tremblé. Résidu du séïsme martiniquais en eau profonde. Manquait plus que ça...

La Goutte a dit…

Bon, ca bouge pas des masses sur ce site alors je me lance: bonne annee 2008 a tous, pleine de Carla et de Nicolas...