vendredi 1 octobre 2010

Expulsion coutumière en tribu kanak




Les gamins courent au milieu des petites tentes fournies par la province. A Mouirange, le système D dure depuis quinze jours. Le temps semble s’être un peu arrêté. Assis sous un abri de tôle bricolé après l’expulsion, Rock Wede porte régulièrement ses yeux dans le vague. Le patriarche raconte comment le conflit sur la désignation du nouveau chef de la tribu d'Unia a dégénéré jusqu’à une fusillade impliquant son fils. Un détonateur qui a ouvert une période de rare violence à la tribu, coupée en deux camps. Rock Wede a beau égrener les vieilles querelles de personnes, les différends fonciers, il peine à comprendre comment la situation a pu aboutir, le 14 juillet, à l’exclusion “ coutumière “ de son clan, treize familles pour soixante-dix personnes. Une décision unilatérale, signée d’un chef qu’il ne reconnaît pas. « On s’interroge. Je ne sais pas s’il y a quelque chose en dessous... Ils n’ont pas mesuré les conséquences. Comment, après soixante-dix ans de vie commune, peut-on tout d’un coup effacer l’histoire ? »

La présence du clan Wede à Unia remonte à 1940, avec l’arrivée de Jacques, le père de Rock, un homme de Lifou marié à une fille propriétaire d’Unia. « On a été installés coutumièrement et on a toujours soutenu la chefferie Tara. Nos terres ont été acquises par la reconnaissance de notre travail par les oncles maternels. La parole coutumière a été bafouée. Il n’y a aucune reconnaissance pour ce qu’on a fait là-bas... » Et de ruminer un sentiment d’injustice vis-à-vis de ses opposants à la tribu : « Normalement, il faut un consensus de tous les clans pour élire un chef coutumier. L’acte doit être signé par tous, il doit y avoir une intronisation... Là, c’est la dictature ! »
Alors, ce jeudi après-midi, quand la chargée de mission de la province vient annoncer aux familles que des propositions de relogement ont été trouvées dans le Grand Nouméa, le coeur de Rock Wede n’y est pas. « Oui, c’est bien... Mais notre vie est là-haut, on y est nés, on y a des villas, des cochons, des plantations... Là, on perd nos repères, on n’a jamais vécu dans des appartements ! » Il sait pourtant qu’un retour à Unia n’est pas envisageable : « Il y a trop de tensions, on a été insultés... On n’a pas le choix, sinon c’est la guérilla. Si les choses se tassent, peut-être qu’on reviendra, un week-end ou deux... Y revenir définitivement ? On verra, mais aujourd’hui on n’a plus envie. » Rock Wede est encore sous le choc. « Mes enfants sont mariés à des filles d’autres clans. Ils doivent tous partir. » A Unia, le conflit a opposé des beauxfrères, des cousins, déchiré des familles entières. « Des couples se sont séparés. Cette histoire est allée beaucoup trop loin. »
Les gamins retourneront chacun dans une nouvelle école lundi. Ils ont beau jouer au milieu des tentes, cette histoire les a marqués. « Ils ont vu des choses. Mon petit-fils de trois ans parle de sa maison brûlée », témoigne Jacques Newedou, dont le fils et le père ont vu leurs cases incendiées. Comme une centaine d’autres personnes présentes à Mouirange par solidarité envers les Wede, Jacques n’est pas concerné par l’expulsion. « On va y retourner, mais ce n’est pas vivable aujourd’hui. On va être montrés du doigt. Il y a des vols en ce moment là-haut. Tant que les gendarmes n’ont pas interpellé les trois meneurs... »
Difficile pour Rock Wede de parler d’avenir dans ces conditions. Sa tête est encore à Unia, aux « menaces envers les gens qui gardent nos maisons ». Et au retour d’une normalité qui n’existe plus. « On attend beaucoup de la décision de la justice sur cette histoire. » Les appartements ? « Oui, on va les accepter. On n’a pas le choix. Mais se retrouver seuls... On a fait une demande à la mairie et à l’aire pour avoir un terrain domanial où on pourrait tous se regrouper. On aimerait rester ensemble, sur un endroit communautaire. Comme avant. » A Mouirange, la solidarité permet d’apaiser les âmes, fières mais sonnées. Pour leurs démarches, les expulsés et leurs soutiens ont créé l’association « Mwa Be », qui signifie « maison des poissons », car « tout le monde se déplace en même temps ». Un nouveau bingo “frais d’avocat” aura lieu demain. Il faudra du temps pour écrire la suite et, qui sait, guérir les cicatrices tribales. Rock Wede le sait, presque fataliste : « On espère, il faut toujours avoir de l’espoir. C’est peut-être partir pour avoir une vie meilleure..."
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NB : Deux mois après la publication de cet article, la situation n'a pas changé. Les 70 expulsés et les 150 personnes solidaires de la tribu (plus du quart de la population de la tribu) sont toujours réfugiés à Mouirange, de l'autre côté de la chaîne montagneuse calédonienne. Certains d'entre eux ont réglé leurs comptes à Nouméa en y croisant des gens restés à la tribu, et en échange, de nouvelles cases leur appartenant ont été incendiées à Unia. L'Etat a initié une mission de médiation indépendante pour trouver une issue au conflit.

Dans cette affaire, l'Etat très prudent s'est contenté d'une timide mission de maintien de l'ordre, davantage en temps réel qu'en prévention. L'Etat, comme les collectivités locales, n'a absolument rien dit concernant l'expulsion, s'estimant incompétent. Car le foncier coutumier, domaine ultra-sensible, obéit à des règles propres, ni écrites ni codifiées, et différentes de celles du droit commun. Loin de la conception occidentale de la propriété et de la liberté individuelle, les terres tribales sont la propriété collective des clans coutumiers et leur jouissance est régie par un système complexe de liens ancestraux entre eux. Sauf que l'interprétation de ces liens, à Unia comme en d'autres lieux, ne fait pas toujours l'unanimité, et peut-être de moins en moins. Ce qui interroge dans ce cas, c'est que le chef, visiblement, jouit jusqu'au droit de police et d'expulsion. Et que rien n'est prévu pour gérer de tels drames humains, excepté une éventuelle recherche du consensus par le dialogue. La conception kanak du droit (= les liens entre clans) trouve peut-être ses limites ici, dans ce dérapage. En territoire républicain, où cohabitent deux conceptions du droit, cette affaire prend d'autant plus de relief et interroge.