vendredi 29 janvier 2010

Les journalistes jugés coupables de prendre des risques !


Les journalistes doivent-ils prendre tous les risques pour informer les lecteurs, auditeurs ou téléspectateurs ? Telle était la question posée par Claude Guéant, secrétaire général de l’Elysée, lors de son intervention du 17 janvier dernier. Une déclaration surprenante et dénuée de bon sens, au moment même où deux journalistes de France 3, et leurs deux accompagnateurs, se trouvaient aux mains des talibans après être tombés dans une embuscade en Afghanistan.
Cette saillie du bras droit du président de la République, Nicolas Sarkozy, intervenait à la suite d’une question posée sur les ondes de la radio Europe 1, sur une éventuelle négociation en vue de la libération de cette équipe de télévision. L’intéressé avait ainsi déclaré que «le scoop ne devait pas être recherché à tout prix». Immédiatement, toute la profession se mobilisait pour dénoncer de tels propos et la polémique enflait rapidement, d’autant que quelques jours plus tôt l’Elysée avait fermement demandé à ce que cette histoire soit traitée en toute discrétion.
Au-delà de ce dérapage se trouve également les rapports difficiles entre la présidence de la République et France 3. Depuis plusieurs mois la chaîne est vidée de toutes substances par l’Elysée et ses équipes se trouvent réduites à une peau de chagrin, tout comme les moyens financiers. A terme, France 3 pourrait changer d’orientation et ne devenir qu’un joli emballage, voire une coquille vide. La polémique lancée par Claude Guéant intervient dans ce contexte d’attaques répétées contre la chaîne. Toutefois cette dernière trouve dans cet épisode l’occasion de donner du fil à retordre à Nicolas Sarkozy, tout en lui faisant la leçon sur la question du risque en journalisme.
Faut-il rechercher le scoop ou l’image choc ? Oui. Trois fois oui. Il ne s’agit pas là de voyeurisme ou de recherche d’images de la petite culotte de n’importe quelle starlette. Les enquêtes sur les conflits, les reportages photo ou télé sur les drames, les guerres, les atteintes à la dignité des personnes, ont donné à cette profession ses lettres de noblesse. Robert Capa, Gilles Caron, James Nachtwey, Patrick Chauvel pour les photographes, Carl Bernstein et Bob Woodward (affaire du Watergate), et bien d’autres ont démontré qu’il fallait prendre des risques pour amener l’information au lecteur et révéler la vérité, en dépit des pressions et des dangers. Certains l’ont même payé de leur vie. Les propos de Claude Guéant constituent par conséquent une insulte à cette mémoire de la presse.
Jeudi 28 janvier, près de 200 journalistes étaient donc réunis sur la place du Trocadéro (rebaptisée place des Droits des l’Homme depuis 1985), face à la Tour Eiffel, à l’appel de Reporters Sans Frontières (RSF) et de France 3 pour apporter un soutien à l’équipe retenue en Afghanistan et pour afficher son opposition au secrétaire général de l’Elysée. Aux côtés des anonymes, plusieurs visages connus sont venus se glisser : ceux de Jean-Jacques Bourdin, Audrey Pulvar, ou Laurent Bignolas. Tous ont martelé que, sans risque, le journalisme perdrait son utilité, voire sa raison d’être, avant de souligner que les personnes retenues par les talibans n’avaient rien de têtes brûlées, mais qu’elles étaient simplement tombées dans un traquenard. Dénonçant à mots couverts le «journalisme de salon» souhaité par la classe politique, les manifestants (journalistes français et étrangers, dont beaucoup venus de l'audiovisuel) ont renouvelé leur soutien à leurs confrères, devant une banderole clamant : «Nous sommes tous coupables d'imprudence».
Reprochant le fait que personne, dans la presse écrite, parlée ou télévisée, ne semble faire grand cas de cette équipe de France 3, à l’inverse de Florence Aubenas (journaliste de Libération) enlevée quatre ans plus tôt en Irak, ou des otages du Liban à la fin des années 80, Jean-François Julliard, secrétaire général de RSF, s’est interrogé «combien de temps faudra-t-il encore pour donner un nom et un visage à ces deux journalistes ?». Audrey Pulvar a ajouté : «Nos confrères ne sont pas là depuis presque un mois. Nous sommes inquiets pour eux. Ils n’ont aucun tort. Ils ont fait leur boulot, comme ils l’ont toujours fait auparavant. Ce ne sont pas des inconscients et des imprudents.»
Pour mémoire, deux journalistes de France 3 ont été enlevés le 30 décembre 2009 alors qu'ils étaient en reportage près de Kaboul. Les talibans ont revendiqué l'enlèvement et exigé la libération d'un commandant islamiste détenu par les Etats-Unis et le versement d'une rançon en échange de leur libération. Trois semaines après leur rapt, Claude Guéant, secrétaire général de l'Elysée, lançait sa phrase malheureuse, en précisant que les recherches entreprises pour les retrouver avaient un coût élevé pour les Français ( !)
Interrogé sur la chaîne de télévision LCI jeudi 28 janvier, le ministre de la Défense Hervé Morin, a indiqué qu'il n'y avait «malheureusement pas de négociations à l'heure actuelle» avec les ravisseurs de deux journalistes enlevés en Afghanistan le 30 décembre. Quatre jours plus tôt, sur TF1, le président Nicolas Sarkozy avait évoqué la situation «extrêmement difficile et extrêmement périlleuse» tout en précisant qu'ils étaient «en vie, en bonne santé». «Toute mon énergie et celle de nos soldats sont mobilisées pour les sortir de la situation où ils se trouvent», a jouté le chef de l'Etat en guise de mea culpa...