samedi 15 mars 2008

La Goutte chez les pandores... ou les risques du blogger (suite et fin) (Paris)



Avant d’entrer dans le détail de mon expérience au commissariat de la Goutte d’Or, un petit mot sur Bruno. Bruno anime le site Propaglande sur lequel je vous conseille d’aller vous perdre. Mine d’informations sur l’Afrique et sur la situation des sans-papiers en France notamment. Bruno a repris le flambeau du combat de son père, Jean-Paul Gouteux, qui s’est entièrement investi, au sein de l’association Survie , dans la dénonciation de l’implication de la France dans le drame rwandais. En première ligne du combat pour la mémoire, Jean-Paul Gouteux est mort en 2006. Ses livres avaient ému le journal Le Monde qu’il dénonçait pour son traitement du génocide. Le quotidien l’avait poursuivi à deux reprises. Le mur du silence sur cet épisode tragique de l’histoire du continent africain ne pourra jamais totalement s’édifier tant que des hommes et des femmes se battrons pour la vérité. À lire, La nuit rwandaise , que l’on peut commander par le biais de Propaglande, ainsi que les ouvrages de François-Xavier Verschave , lui aussi disparu, inlassable pourfendeur de la « Françafrique ». Bruno s’inscrit dans cette filiation, en animant La télé des sans-papiers et le journal Le quotidien des sans-papiers . Et cela se passe notamment rue Léon, en plein quartier de La Goutte d’Or, où la notion de citoyenneté n’est pas encore complètement vidée de son sens.

Je me trouve donc ce soir-là au café "Les 3 frères" - dont Chronik est maintenant un habitué - regardant d’un œil distrait le club de Lyon se faire étriller et abdiquer toute chance d’inscrire son nom au palmarès de la coupe d’Europe des clubs champions. Vanessa m’accompagne. Fumeuse invétérée, elle m’enjoint de la suivre hors des murs rassurants du bistrot pour nous rendre sur l’inquiétant trottoir inhaler quelque fumée nicotinique. Nous prenons donc place, imitant la pose de celles qui vendent leurs charmes, et dissertons tranquillement sur Suez et Panama. Sur notre droite, à un mètre, quelques jeunes porteurs de mur à l’allure patibulaire, mais presque. Lorsque surgit à contresens de la rue Léon et en grande trombe une camionnette estampillée Police nationale. Et dans la seconde qui suit une cavalerie digne des meilleurs westerns, le clairon en moins. Des motos et voitures qui pilent devant nous s’extraient plusieurs dizaines de policiers, les uns en uniforme, les autres en civil, certains ayant omis de se munir du brassard réglementaire indiquant au quidam distrait leur qualité de représentant de l’ordre. Ni une ni deux, la totalité des jeunes se retrouve dignement menottée. Pas un geste d’opposition, c’est la stupeur et la surprise qui dominent.

À une trentaine de mètres, la situation s’envenime. Des cris s’élèvent, une interpellation semble provoquer quelques réactions. Et dans le sillage des pandores, des flashs crépitent, un photographe mitraille la scène. Je décide alors à mon tour de prendre quelques clichés, saisis mon appareil malgré les conseils avisés de Vanessa. L’opération n’aura duré qu’un instant, parfaitement huilée. "L 627" en substance – illicite il va sans dire.

Mais mon initiative ne semble pas plaire à un flic en civil qui m’intime l’ordre de ranger mon appareil. Ce que je refuse, considérant à juste titre que je suis dans mon droit. On m’embarque donc, et je rejoins la camionnette. Pas de pinces pour m’entraver, je pense à ce moment à un simple contrôle d’identité. Après la fouille, je prends place au côté d’un grand métisse aux dread locks, Bruno, menotté dans le dos, qui s’indigne de la brutalité avec laquelle il a été interpellé. Je décide quant à moi de garder le silence, indiquant simplement au policier qui brandit comme justification de mon arrestation une violation du droit à l’image que ce droit ne peut être invoqué que dans le cadre de la publication des photos, et que les prendre sur la voie publique n’est en aucune manière délictuel. Dialogue de sourds, bien entendu.

Bruno a décrit dans le détail la suite des évènements, je n’y reviendrai donc pas. Les jeunes nous rejoignent dans l’estafette, sans un mot, la tête baissée. Dehors, la tension monte. Des clients des cafés alentour, j’en connais quelques-uns, protestent. Il y avait ce soir-là des réunions de la LCR et des Verts. Une odeur de poivre soudain, ceux qui ont osé réagir à notre interpellation ont reçu semble-t-il une bonne giclée de gaz lacrymogène. La situation se tend, Momo au loin me demande comment l’on peut me joindre, je lui indique que Vanessa a mes coordonnées. La camionnette finit par démarrer, direction l’hospitalier commissariat de La Goutte d’Or. L’on nous fait asseoir, quelques gestes vifs, et nous nous retrouvons Bruno et moi sur le banc de bois qui jouxte les locaux de l’accueil. Ceux qui étaient visés par l’opération sont promptement dirigés vers d’autres lieux. Une longue soirée s’annonce.
Bruno est bientôt emmené pour son audition, je reste donc à patienter dans cette glauque atmosphère, accompagné parfois d’un flic qui me surveille, parfois complètement seul. Je prends mon parti de la situation et décide d’en profiter pour m’informer. Déjà se dessine mon prochain post sur Regards croisés.

Allées et venues, les équipes s’entrecroisent, se saluent, se chambrent virilement. En uniforme ou sans, différents services cohabitent au sein des mêmes locaux. Un panneau manuscrit indique sur une porte, en face de moi, « interdit à la Bac ». Une hiérarchie induite par les comportements se dessine. Tout en bas les bleus, qui patrouillent dans les rues, s’abattent parfois sur les vendeurs à la sauvette (voir le post "Poulets taquins") et quadrillent le secteur. Puis ceux de la Bac, qui agissent en civil. Plus haut, la brigade des stups, initiatrice de l’opération qui devait viser les dealers de la rue Léon. Car sur le quartier s’est abattu le fléau de la drogue la plus sordide, le crack, qui décime ses victimes édentées. De cela, j’en suis le témoin tous les jours. Loin de moi d’en nier la réalité, le produit et ceux qui le diffusent ne sont que pourriture.

J’entame la conversation avec un flic en civil, qui invoque une nouvelle fois le droit à l’image pour justifier ma présence à ses côtés. Je lui rappelle Villiers-le-Bel. On poursuit sur l’ambiance du quartier. Je reconnais la nécessité de l’action de la police, mais m’accorde le droit de remettre en cause certaines de ses pratiques dans le contexte actuel de traque aux sans-papiers. Moi-même fonctionnaire, je milite pour une police républicaine et m’autorise à prendre des photos lors des interpellations pour dénoncer, le cas échéant, les dérives que je constate au quotidien. D’autres se joignent à nous. A la nuance de mon premier interlocuteur succède la virulence de l’un de ses collègue. Il m’annonce qu’un jour ils se feront justice eux-mêmes, sans ordre de leur hiérarchie, illustrant bien malgré lui la justesse de mes propos.
Je vole aussi, quelques bribes de conversations. Ca dénonce le gauchisme rampant dans le quartier (« Les gauchos au goulag »), ça se targue d’avoir gazé les bobos, ça parle plus simplement des vacances qui se profilent, du dernier film téléchargé ("Rambo 4" en l’occurrence), ça dragouille un peu aussi. On tient à me présenter un flic d’origine maghrébine pour me prouver grassement que l’institution n’est pas raciste. Charmante initiative qui finit bien-entendu par me convaincre du bien-fondé de mon arrestation.

Retour au calme, l’entourage s’est dispersé, mais une clameur s’élève bientôt de l’extérieur. J’entends monter un slogan repris en chœur par quelques dizaines de manifestants – selon la police - : « Libérez nos camarades ». Un rassemblement spontané devant le commissariat dénonce notre arrestation et exige que l’on mette fin à la mascarade. Branle-bas de combat, exaspération manifeste. Une rumeur enfle alors, se propage : un élu aurait été arrêté. On vient prendre une nouvelle fois mon identité. La blancheur de ma peau et la nuance de mes propos militeraient en faveur de ma qualité d’élu, mais la question ne m’est pas posée directement. Certains s’inquiètent de voir Daniel Vaillant, maire de l’arrondissement et ancien ministre de l’Intérieur, se joindre à la manifestation.

Un membre de la Bac, témoin des conversations que j’avais pu avoir avec certain de ses collègues, me propose de le rejoindre à lui pour fumer une cigarette. Il me tend son paquet, mais je repousse son offre, j’ai en poche mes propres Malboros rouges. Je le sens un peu vexé par mon refus, mais la conversation s’engage. Entré à 20 ans dans la police par conviction, il vit aussi mal que moi l’acharnement à l’égard des sans-papiers, et considère la politique suivie comme honteusement hypocrite ; derrière la façade d’une politique ferme à l’égard de l’immigration clandestine se cachent des intérêts économiques puissants qui encouragent la venue d’une population corvéable et malléable. Et que cette chasse au faciès permanente handicape le vrai travail de la police. Je lui indique partager son analyse lorsque vient me chercher un flic en civil.

L’heure de mon audition est venue, il me demande de le suivre au 5ème étage du commissariat, réservé à la brigade des stups. Je lui emboîte le pas vers son bureau, qu’il partage avec deux collègues. Aux murs, une affiche de "À bout de souffle" et un gigantesque poster de Bob Marley, des autocollants sur son casier, de la LCR notamment. Je m’installe en face de lui, il me propose un café. Blond, proche de la quarantaine, le muscle saillant se dessinant sous le tee-shirt, il semble sortir tout droit d’un polar d’Olivier Marchal. La discussion qui suit est cordiale, le jeu des questions-réponses est agrémenté par toutes sortes de digressions sur le métier qu’il exerce, sur les raisons qui m’ont poussé à refuser de ranger mon appareil et à prendre des photos de l’opération. Bien que justifiant mon interpellation, il semble néanmoins la considérer somme abusive et comprendre mes motivations.

L’heure tardive n’a pas démobilisé le rassemblement spontané dont les slogans nous arrivent distinctement. J’entends une altercation verbale entre un riverain et une manifestante. Je reconnais la voix de Vanessa, qui affirme qu’elle aussi doit se lever le lendemain – ce qui n’est pas complètement exact puisqu’elle ne travaillait que l’après-midi. Et de m’entendre dire, comme une confidence par mon interlocuteur, que bien que gêné dans son travail par ce type de réactions citoyennes, il se doit d’en reconnaître le caractère émouvant. Notre tête-à-tête est interrompu à plusieurs reprises par l’incursion de celui à qui je dois ma présence en ces lieux, et qui dirigeait l’opération du soir. Je le sens tourner autour du pot, me demandant à nouveau mon identité d’abord, promettant une sortie très proche, insinuant que si je suis élu de Paris autant le lui dire. J’essaie de lui faire comprendre que je ne le suis pas, et le répète à celui qui m’entend lorsque nous nous retrouvons seuls. Sur une dernière question concernant mes fonctions, je me dois de répondre que je travaille au Conseil général de la Seine-Saint-Denis. « J’aurais arrêté un conseiller général ? », voilà peut-être la question qui le tourmente alors que s’achève mon audition.

La rédaction du procès-verbal se conclut sur une ultime question : « Avez-vous pris des photos ? » J’y réponds par l’affirmative, et confirme que l’appareil est sur moi. À aucun moment on ne m’aura demandé de les visionner ni, à fortiori, de les effacer. J’avais, et mon interlocuteur le reconnaissait, tout à fait le droit de prendre des clichés de l’opération.

Le PV signé, je suis raccompagné jusqu’à la porte du commissariat par celui qui m’avait entendu. Dans l’ascenseur, je lui dis qu’il serait peut-être bon de libérer le chef d’opération, que j’avais aperçu quelques secondes plus tôt, en traversant le étage, pendu au téléphone, du poids de la culpabilité. Celui d’avoir arrêté un élu 5 jours avant les élections municipales. Il me fait alors comprendre que ça n’est que justice, et qu’il n’interviendra pas pour le rassurer.
En me quittant, il me tend une main que je lui serre sans cas de conscience. Je rejoins la petite troupe, toujours en station devant le commissariat. Il y a là Bruno, sorti quelques minutes auparavant, Vanessa, Fanfan, Denis, Manue, Olivier et de nombreux autres. Un père aussi, avec son jeune fils. Et Momo qui me tend un oignon, lancé depuis l’appartement d’un voisin ulcéré.

Dans les discussions qui suivent, je comprends qu’Olivier, élu Vert muni d’un numéro direct à la préfecture, avait appelé pour connaître les raisons de mon arrestation. Celui qui reçut l’appel avait dû comprendre, par un quiproquo plein de saveurs, que les pandores avaient arrêté un élu dans un contexte électoral peu propice. Et que cette arrestation deviendrait un argument politique, du pain béni pour dénoncer les méthodes policières… quinze jours après le spectacle très médiatique de Villiers-le-Bel.

La farce était d’autant plus belle que celui qui voulait savoir avant tant d’insistance qui j’étais, et qui a dû scruter avec attention l’ensemble des annuaires des conseils de Paris puis de Seine-Saint-Denis, était celui qui avait pris l’excellente initiative de nous faire arrêter. Et qui, pour couronner le tout, avait quelques minutes auparavant tourmenté Bruno lors de son audition. Tel est pris celui qui croyait prendre…

À la réflexion, certaines choses paraissent surprenantes. Ce déploiement policier d’abord, pour arrêter quelques jeunes, parfaitement connus des services de police, finalement relachés quelques minutes après leur interpellation. La présence d’un photographe qui mitraille la scène pourrait laisser à penser qu’il s’agissait-là d’une belle opération de communication.
À noter aussi qu’une journaliste de Marianne se trouvait aux "3 frères" pendant l’opération. Y aura-t-il une brève dans l’hebdomadaire ? À suivre…

13 commentaires:

Marie a dit…

Rassurant et emouvant de constater qu'une conscience citoyenne est encore bien vivante en France, et pas seulement la ou on l'imagine. Et renait grace a des bloggers aux avant-garde dont les etincelles ravivent ce feu. Un tres joli temoignage qui donne une certaine amertume d'avoir quitte Paris..

Marie a dit…
Ce commentaire a été supprimé par l'auteur.
Sebas a dit…

Moi qui pensait être un aventurier en vivant en Egypte et en passent mes vacances au Liban...
Enfin ce blog prend une dimension intéressante.
Avez-vous8ac laissez un petit message à Daniel Mermet ?

La Goutte a dit…

Petite prédiction, à 17h30, quelques dizaines de minutes donc avant la fin du scrutin et en prenant en compte la hausse du taux de votants: raz-de-marée pour la gauche, Toulouse, Marseille, Le Havre, Strasbourg qui basculent, et de nombreuses villes de moyenne importance.
On verra...

Chronik a dit…

Et bien, s'il faut se faire embarquer pour que ce blog prenne "une dimension intéressante", on va s'amuser... Allez, défi : Seb, tu te promènes dans les rues du Caire à poil, et de mon côté je vais tenter le voyage jusqu'à Paramaribo sans visa, avec un pain de shit dans mon sac. On aura des trucs "intéressants" à raconter, ça ne fait aucun doute...
Une chose est sûre, je vais scruter Marianne pour si LA journaliste (celle qui a la carte et le titre) va se fendre d'un petit quelque chose...

Chronik a dit…

And Marie is back in the jungle of blog city ! A new post ? Coming soon ?

Anonyme a dit…

Certes vous n'êtes pas "élu" mais nous tenons de sources sûres que vous seriez le fils morganatique de Maxime Gremetz et de Lucette Michaux-Chevry.
A suivre donc...
R.G.

Chronik a dit…

RG : Roger Gicquel ? Richard Gasquet ? Robert grosseteste ? Nom d'un p'tit bonhomme, ça y est, on attire les vedettes !

Anonyme a dit…

Ben alors, pourquoi quenous la montres pas cette putain de photo ?!! FX

Anonyme a dit…
Ce commentaire a été supprimé par un administrateur du blog.
Sebas a dit…

C'est toujours les mêmes qui écrivent ! Amis de la Réunion, du Zaïre, de la Guyane, de Berlin écrivez nom de Dieu !

Chronik a dit…

Je crois que certains rédacteurs ont décroché... D'autres (Allo, Montréal ?) vont peut-être se manifester... Ou nous arriver d'ailleurs...

Anonyme a dit…

Great work.